Plage N°0 |
TEXTS Georges AMAR |
A. 2009
La peinture soit
un mode de connaissance.
Forme-et-couleur, matière-mouvement,
le corps est la langue de l’âme.
Pourquoi y a-t-il
deux « attributs de la Substance », res
cogitans et
res extensa?
Parce que seule l’étendue a du grain, du goût, du
poids et de la chaleur, des rythmes, des vibrations, des vitesses,
des modifications. L’esprit ? C’est le goûteur.
J’ai
toujours admiré que les hommes aient su lire dans les nuages
ou les étoiles, dans le marc de café, dans les
entrailles, dans des baguettes de bois jetées au hasard.
Lire précède écrire.
Et de nombreux millénaires!
Je suis
au bord de la mer et j’écoute les vagues. Ecouter les
vagues. Voyez comme déjà j’ai fait du mouvement
ondulatoire infini de l’océan une succession de lignes
bruissantes qu’un ourlet de silence sépare. A n’en
pas douter c’est une voix. Je la reconnais entre toutes, et
mieux je l’écoute mieux elle me parle. Il s’écrit
quelque chose dans mon écoute de la mer.
Curieusement, j’ai
eu besoin de la danse pour comprendre la peinture. Signe
avant-coureur, j’avais depuis longtemps noté que
je ne peignais jamais aussi bien qu’avec de l’eau
claire : sans pigment, de sorte qu’en séchant la
peinture disparaisse sans laisser de trace...
Un jour je sus que
danser c’est peindre à l’encre sympathique dans
l’espace. Alors je commençai à danser vraiment et
plus seulement à exulter rythmiquement. Danser : Peindre
« en 3D », sans trace, de tout le corps en
toute conscience. Je n’étais qu’au début de
mes découvertes. Un jour, renversant les rôles (la
peinture comme danse ‘2D’), je me mis à peindre la
danse, le dansant.
Pourquoi ? Pourquoi se coltiner à la salissure des
liquides et des pâtes, à l’encombrement des
peintures qui s’entassent, à l’ennui du partage
entre les soi-disant réussies et ratées ? Pourquoi
figer les trouvailles immédiates ? Pour affronter tout
cela, peut-être… Et puis j’avais des faims féroces
de noir scintillant, de rouge sauvage. Je redécouvris le
vermillon et vis que c’était une médecine pour
toutes les passions de l’âme.
Je revenais toujours à
la danse – car la peinture m’excitait trop. Soit ça
allait trop vite, soit c’était trop froid. Trop ardent,
donc sujet au chaos; ou trop contrôlé, devenant plat. On
aurait dit qu’il fallait à chaque fois une spéciale
providence, pour trouver l’équation d’un geste
simultanément sage et plein de rage. Dans la danse, la mesure
et l’enthousiasme allaient du même pas, la présence
d’esprit croissait avec l’audace. Chemin faisant je fis
une découverte capitale : Dans la danse le corps pense.
D’une manière qui ne nous est guère familière.
Je dansais longuement, librement, lentement, et le mouvement
alors acquérait une proportion interne. Une forme du mouvement
advenait. J’en vins à considérer que je ne
dansais vraiment que lorsqu’une telle forme, non donnée,
née du mouvement, se mettait à respirer dans mon
esprit. C’était la forme d’une question, qui
parvenait à se poser.
Que l’on pouvait alors peser,
penser.
La
peinture et la danse sont des versions de l’action
adéquate universelle : poétique –
caractère générique d’un
logos qui ne sépare pas écriture et lecture, création
et connaissance. Ne pas séparer « ce qui est là »,
–le pigment, sa couleur, son intensité, sa température,
le rythme et la volupté du trait, la lumière et le
grain du papier, –et ce qui n’est pas là : ce
qu’un signe désigne, de la façon la plus absurde
qui soit. Le mot chien aboie. A l’origine tout langage est un
oracle. On ne regarde un vol d’oiseaux, on ne le voit
que parce qu’il est porteur d’un
sens. Pratique, métaphorique, métaphysique, qu’importe.
Que voit-on dans une
peinture, et qui nous y inter-esse ?
« Ça
ne veut pas rien dire » écrit Rimbaud sur un de ses
poèmes. « Ça veut dire ce que ça
dit, littéralement et dans tous les sens ». On ne
lit pas un poème mais dans un poème, comme dans
une boule de cristal, dans les méandres d’un fleuve, ou
l’estran d’un rivage. Lire, c’est traduire d’une
langue inconnue dans une langue connue : Ma langue, au
sens physiologique : je la connais parce que je sais l’actionner
de manière précise et variée. Voir, percevoir,
c’est savoir par le corps.
La peinture soit un mode de
connaissance. Analogue au travail du voyant. Il considère
: une question, une personne, un objet. Ça lui « fait
quelque chose ». Cet effet, dans notre propre corps de la
considération de quelque chose, nous n’y prêtons
guère attention. Or c’est une ressource essentielle. Ce
qui se passe en moi lorsqu’une chose, une couleur, une personne
me regardent, est une connaissance, la plus fine que l’on
puisse avoir d’une chose singulière. Lire en soi-même
ces effets, c’est à quoi sert la peinture.
B. 1992
La peinture comme voie, ou l’expérience de l’étendue
Avant d’être un art ou un
langage, la peinture est la connaissance et la reconnaissance,
l’exploration et l’expression d’un fait
fondamental : le fait que la réalité est étendue,
c’est-à-dire qu’elle se manifeste, pour nous êtres
terrestres, comme espace, matière, corps, mouvement.
Cela semble trivial ; pourtant vingt et quelques siècles
de gréco-judéo-christiano-cartésianisme (etc.)
ont solidement installé la prétendue supériorité
des idées, du « royaume céleste »
et de la pensée, faisant du corps soit un suppôt de
Satan, soit une illusion, soit un serviteur de l’esprit. Quant
à la technologie contemporaine, elle tend à abolir à
la fois l’espace (plus de distance), le temps (plus de délai)
et les corps (remplacés par les images de synthèse) !
Nous,
peintres, maintenons avec force l’axiome du réalisme
corporel. « On ne peint pas
des âmes, on peint des corps ! »
disait Cézanne. Nous affirmons que c’est par son
caractère étendu que la réalité est
belle, intéressante, riche, vivante. Certes il n’y apas
que les corps, il y a aussi des âmes, des idées –mais
celles-ci n’ont aucun intérêt à se
retrouver seules… réduites à l’état
de fantômes sans couleur ni surprise.
Réapprenons à concevoir et à expérimenter la res extensa, la « chose étendue », comme un ordre de réalité qui ne le cède en rien en richesse, en pouvoirs, en dignité, à la res cogitans, c’est-à-dire à l’ordre « mental » au sens le plus large, qui, des prodiges de l’imagination aux prestiges de la raison, récolte, dans notre civilisation, la part majeure des intérêts humains. Ce n’est pa sparce que la surface de la planète a été à peu près intégralement visitée, ou que les quelques cent cases du tableau de Mendeleiev sont supposées connues que la réalité étendue a épuisé ses mystères et ses charmes. Le cri de Spinoza « Nul ne sait ce que peut un corps ! » résonne d’une manière aussi stimulante que jamais. L’alchimie –c’est-à-dire le sens d’une matéria poética –n’a pas dit son dernier mot. C’est ce qui fait que nous sommes toujours au commencement du monde. Terra incognita !
La peinture, telle que je la comprends et l’aime, est précisément l’une des voies les plus radicales (la plus libre de toute visée réductionniste ou utilitariste à courte vue) de la redécouverte des vertus, des puissances et des charmes de l’Etendue. Redécouvrir que toute réalité est fondée, nourrie, « écrite » dans les termes et la grammaire de l’Etendue, dans une syntaxe de sensations (« une syntaxe, oui, mais avec des seins ! » disait Joseph Delteil). C’est cette grammaire qu’il nous faut réapprendre.
Cela implique que nous ayons de l’Etendue une conception essentiellement expressive, distincte de tout spiritualisme comme de tout matérialisme. En effet, à la conception d’un esprit qui insuffle la vie et imprime des formes à une matière amorphe et inerte, on peut opposer celle d’une matière dont les formes et les forces intrinsèques conditionnent l’esprit, et le déterminent à penser ou à ressentir ce qu’il pense et ressent. A ces deux positions trop symétriques Spinoza a déjà répondu par sa grandiose conception d’une corrélation parfaite des deux champs de réalité, et par l’identité de « l’ordre et la connexion » des idées et des choses : « Ordo et connexio idéarum id est, ac ordo et connexio rerum » (Ethique, Livre II, Proposition 7). Les corps n’agissent pas sur les idées (ou les affects), ni l’inverse ; il n’y a pas d’influence ou d’imposition d’un ordre de réalité sur l’autre, mais correspondance parfaite et im-médiate, dans la mesure où l’un et l’autres sont les attributs d’une seule et même substance. Corps et pensées s’entre-expriment, et c’est la substance commune à tous qui s’exprime à travers eux. L’esprit pour autant que le corps agit. On comprend pourquoi le spinozisme sera toujours la philosophie chérie des artistes.
La conception expressive de l’Etendue à laquelle j’invite se fonde sur cette philosophie, mais Spinoza lui-même n’a guère développé véritablement une telle conception ; peut-être parce que ce développement ne peut être accompli que par une « philosophie corporelle » : La peinture.
La peinture démontre l’expressivité
de l’Etendue ; elle montre que l’Etendue est aussi
riche que la Pensée, que formes et couleurs correspondent à
des idées et affects de même valeur. Le but de la
peinture est de révéler l’expressivité
inhérente
aux corps. Cela n’est pas facile, car notre manière,
historiquement déterminée, de voir et de sentir
consiste presque toujours à « interpréter »
l’expressivité des formes, c’est-à-dire à
la revêtir de significations conventionnelles qui la limitent
étroitement et finissent par l’occulter.
Les anciens
avaient raison de dire que l’art est une étude de la
nature. Seulement cette vérité doit en permanence être
redécouverte. Aujourd’hui l’enjeu est de se
ressouvenir et de comprendre à nouveaux frais que la
réalité-étendue est une source infinie de
nouveauté, de beauté, de savoir et de saveur.
La peinture est la grande étude des charmes et des vertus de l’étendue.