Plage N°4 

Subitement voir

 

Accueil

 

La peinture a un but : maintenir en éveil ou redécouvrir un sens que notre civilisation a déjà largement émoussé. Je le nomme le sens de l’étendue, en retrouvant dans ce vieux mot, l’étendue, l’indication d’une expérience et d’une compréhension de l’espace beaucoup plus riches que celles qui sont les nôtres aujourd’hui. Une notion de l’espace non disjointe de celles de la matière et du temps, un sens de la corporalité que l’on peut observer, par exemple, dans l’art des anciens bâtisseurs, géomètres et danseurs.  En ce sens, la peinture est une voie plutôt qu’un art, une voie aux innombrables rameaux. Celui que je présente dans ce livre est l’un des plus anciens et des plus éternellement vifs : l’Encre !

L’encre, c’est l’énergie à l’état sauvage –conductrice d’électricité mentale disait André Breton de la poésie. Je n’utilise pas de pinceau, car dès que l’on a un pinceau entre les doigts, trente siècles de civilisation vous tiennent la main. Je trempe une petite branche d’arbre dans l’encre, dans l’eau, et je m’imagine être un chaman dont les gestes invoquent les énergies du monde, ou un mage qui lit dans les carapaces de tortues, les entrailles, les nuages… les charmes de l’étendue qui séduisent le hasard !

Je conçois la peinture comme un travail d’exploration, lequel n’a de sens que parce qu’il y a quelque chose à explorer : un monde, le monde. Et ce travail est simultanément une sorte de yoga car ce n’est pas seulement une réalité extérieure que nous avons à explorer, mais notre rapport à cette réalité. Je crois que la peinture est au cœur des enjeux fondamentaux de notre temps : renouveler les formes et les modes de notre être-au-monde. Peindre n’est pas l’art de faire des tableaux mais de découvrir de nouveaux rapports  entre monde ‘intérieur’ et monde ‘extérieur’, entre pensée et matière, entre temps et espace, entre désir et réalité.

 

 

« Subitement voir –Journal des encres »  (Ed. Altess, 1992)